par , – décembre 2011
A l’occasion de la sortie de l’ouvrage de Renée ZAUBERMAN et Philippe ROBERT, La mesure de la délinquance, nous vous proposons une intervention de Philippe ROBERT sur les données en matière de délinquance et de criminalité.
Ce texte est l’allocution qu’il a donnée le 15 juin dernier en introduction à la journée du CNIS (Conseil National de l’Information Statistique) consacrée à « la sécurité des biens et des personnes en matière pénale« .
Le mandat qui m’a été donné consiste à introduire le débat en présentant un point de vue scientifique sur les besoins d’informations statistiques dans le domaine de la sécurité.
Mes réflexions s’appuient particulièrement sur deux expériences récentes, l’une nationale – un contrat avec l’Agence Nationale de la Recherche pour procéder à l’analyse de toutes les enquêtes disponibles en France sur la victimation et l’insécurité – l’autre européenne – la direction, dans le cadre d’une action de coordination du 6° PCRDT, d’un programme sur la mesure de la délinquance et l’évaluation des politiques de sécurité et de prévention.
C’est ainsi que j’ai eu la bonne fortune de pouvoir croiser récemment l’essentiel des autres scientifiques européens spécialisés dans la recherche quantitative sur la criminalité, et de faire le tour de leurs préoccupations.
Même si j’y ai été invité, je ne vais pas me lancer dans une présentation critique en bonne et due forme des données disponibles qui serait trop chronophage ; de toute manière, je n’aurai pas le temps d’énoncer tout qui serait opportun. Les quinze minutes qui me sont accordées me permettront seulement d’avancer trois priorités essentielles, sans avoir le temps de les développer dans toutes leurs dimensions :
- le besoin de données de long terme,
- le besoin d’accès aux données primaires des enquêtes et statistiques administratives,
- le besoin de diversifier l’information au-delà des sources classiques.
Il vous sera ensuite facile d’en déduire en quoi le dispositif existant satisfait à ces besoins et en quoi il doit être corrigé.
I. Le besoin de données de long terme
Disposer de données assez homogènes et continues pour supporter une sérialisation sur le moyen et le long terme constitue une priorité absolue pour l’analyse des problèmes de sécurité.
On comprend aisément que l’observation d’une hausse ou d’une baisse ne revêt pas la même signification selon qu’elle s’inscrit dans la continuité d’un mouvement qui dure depuis deux décennies, qu’elle rompt au contraire avec une tendance de long terme ou qu’elle prend place au sein d’une oscillation sans tendance.
Ce plaidoyer pour le long terme vaut autant pour les comptages administratifs, comme les statistiques de justice et de police, que pour les enquêtes, par exemple sur la délinquance autoreportée, la victimation ou l’insécurité. Malgré toutes leurs faiblesses, les statistiques de police présentent au moins l’avantage d’une relative stabilité ; elle est d’autant plus précieuse depuis que nous avons perdu la continuité des séries du Compte Général de l’Administration de la Justice Criminelle.
Cette préoccupation pour le long terme n’est pas souvent satisfaite pour le moment. Les représentants du monde scientifique au sein du groupe technique réuni par l’INSEE sur les enquêtes de victimation ont souvent déploré que leurs promoteurs représentant l’administration n’y soient pas plus attentifs. Rétrospectivement, la rupture la plus lourde de conséquences n’a pas dérivé de la substitution de la CVS à l’EPCVM ; elle remonte deux ans plus haut, au moment où l’EPCVM avait été modifiée à la demande du département de l’Intérieur. Un changement considérable de l’ordre de grandeur des agressions s’est avéré un pur artefact d’une modification apparemment minuscule de l’instrument d’enquête.
S’il existe indéniablement chez des organismes qui n’ont pas l’austère solidité des grandes institutions de notre statistique publique, une tentation de remettre sans cesse les compteurs à zéro pour la satisfaction de se dire à l’origine du monde, il faut bien voir que leurs tuteurs et commanditaires politiques ne les en dissuadent pas beaucoup. Pour ces utilisateurs, en effet, le court terme possède en effet une grande commodité : il permet de faire dire aux chiffres à peu près tout et son contraire.
Il serait pourtant possible de sacrifier davantage au long terme : tout bon spécialiste de la statistique publique maîtrise les techniques permettant de maintenir la continuité au moment des modifications de protocole, outre qu’il sait résister au prurit de changement quand il n’est pas indispensable.
Cette condition de continuité étant remplie, il serait encore souhaitable que l’évolution des instruments statistiques dans le champ tienne un peu plus compte de l’avancement des travaux scientifiques tant français qu’étrangers. Il ne serait ainsi pas inutile d’introduire une rétroaction de leurs usages scientifiques sur la maintenance de ces instruments. On pourrait ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, tenir un peu mieux compte dans la manière d’enquêter sur le sentiment d’insécurité tant de la critique savante européenne que des résultats de la recherche empirique, notamment britannique, des dernières années.
II. Le besoin d’accès aux données primaires
Toute analyse approfondie dans le champ de la délinquance nécessite un accès aux briques élémentaires tant des comptages administratifs que des enquêtes. La présentation qu’en donnent les organismes qui les diffusent ne suffit absolument pas à satisfaire ce besoin.
Dès qu’intervient une communication sur des données chiffrées par un organisme officiel, journalistes et agences de presse se tournent vers nous pour savoir qu’en penser. Pour ma part, je réponds que je ne peux rien dire tant que je n’ai pas les données primaires en main et que je n’ai pas pu les analyser. A la longue, la crédibilité de l’administration ne gagne pas nécessairement à cet embargo temporaire.
En dehors de ce décalage dans l’accès aux données entre les organismes officiels et le monde scientifique, il existe peu de problèmes pour les enquêtes en raison des excellentes relations que l’univers académique entretient avec des agences de la statistique publique ou assimilées telles l’INSEE, la DREES, l’INPES etc ou encore l’IAU-IdF.
Cependant certaines avenues de recherche couramment empruntées par les scientifiques des pays voisins, par exemple en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, sont fermées en France à cause de l’impossibilité d’accéder à une géolocalisation fine pour apparier les caractéristiques d’un enquêté avec les données de son environnement immédiat.
Le problème est plus complexe pour les comptages administratifs, ceux par exemple des ministères de la Justice et de l’Intérieur. En matière policière par exemple, seul permet une analyse intéressante l’accès aux données élémentaires que sont pour chacun des index de l’état 4001 les faits enregistrés, élucidés, les mis en cause (triés en majeurs et mineurs, hommes et femmes, Français et étrangers, écroués ou non) et les gardes à vue.
De surcroît, toute analyse sérieuse nécessite une information précise sur les conditions concrètes de saisie des données et de leur agrégation ultérieure. Si la situation est généralement claire pour les enquêtes, la fabrication des statistiques administratives ressemble souvent à une boîte noire. On dispose seulement de rares instructions dont rien ne dit qu’elles rendent compte des pratiques effectives. Concernant particulièrement les statistiques de police, on manque cruellement de recherches empiriques sur les conditions concrètes de saisie de l’information à la base et d’agrégation des données au sommet. Nous sommes, par exemple, perplexes quand nous lisons les réserves de la CNIL sur le STIC, notamment en ce qui concerne la faiblesse du marqueur de différence entre suspect et plaignant.
Cette situation est encore aggravée par des conditions parfois baroques comme la multiplicité d’unités de compte utilisées par la statistique policière. Elle avait conduit un autre directeur de recherches à écrire naguère : les 3 665 320 faits enregistrés telle année totalisent en vérité 1 198 765 véhicules, 140 532 chèques…, 662 515 victimes, 669 522 plaignants, 98 334 auteurs, 321 902 procédures et 573 740 infractions… de sorte que l’utilisation des totaux pose un très sérieux problème.
Une autre difficulté est suscitée par la tendance à mobiliser cette statistique produite par une administration pour évaluer les performances de ces mêmes services. Cet usage gestionnaire (managerial) peut favoriser les distorsions, soit que les agents de base ajustent leurs enregistrements statistiques pour se protéger des contrôles de leur hiérarchie, soit que celle-ci travaille ensuite les agrégations pour les rendre plus conformes aux objectifs officiels. Quand une administration est sommée de montrer dans ses enregistrements que la délinquance baisse mais que les interpellations augmentent, on est vite au rouet.
En Angleterre et Galles, cette colonisation pour des usages d’évaluation des performances des services ne se borne pas aux seules statistiques administratives, elle atteint même les enquêtes comme le BCVS mais elle inquiète les inventeurs de l’instrument qui y voient la cause d’une perte de crédit de l’enquête dans le public.
III. Le besoin de diversifier les sources d’information
Loin que l’analyse des questions de sécurité puisse se satisfaire des seules données classiques comme les comptages des administrations pénales et les enquêtes de victimation, le mouvement des dernières décennies a conduit à mobiliser de plus en plus des données extra-pénales.
Ainsi la statistique démographique des causes de décès – tenue en France par l’INSERM – constitue d’après un expert comme Manuel Eisner, le meilleur indicateur de l’évolution des homicides.
De même, on aurait peu d’indicateurs sur la criminalité par imprudence et son évolution sans les données de l’ONISR, de la CNAMTS…
Enfin, nous avons pu vérifier avec François Beck (INPES) que les enquêtes en santé publique étaient plus performantes que celles de victimation et, a fortiori, que les statistiques de police pour analyser l’implication des moins de 25 ans dans la violence physique, à la fois comme victimes et comme auteurs.
Mais ce besoin de recourir à des données statistiques extra-pénales est particulièrement avéré pour la délinquance sans victime directe, domaine où les statistiques pénales sont les moins crédibles parce qu’elles ne comptabilisent que les affaires réussies.
Sans les enquêtes ESCAPAD, Baromètre Santé, voire ESPAD, on n’aurait aucun indicateur crédible sur l’évolution de la consommation de produits stupéfiants. Et, sur ce point, ce que l’on dit des changements à la tête de l’OFDT ne fait pas bon effet.
Les atteintes aux finances publiques ne sont connues que par les travaux de l’ACOSS, de l’INSEE (comptabilité nationale) et du Conseil des prélèvements obligatoires – même si cet organisme semble moins focalisé sur ce thème que son prédécesseur, le Conseil des impôts, et s’il semble porté à privilégier les méthodes qui estiment la fraude de manière la plus restrictive.
Dans ce domaine de la criminalité sans victime tout particulièrement, il serait vivement souhaitable – ce souhait s’adresse cette fois à la communauté des économistes et non à la statistique publique ou aux administrations pénales – que soient repris en France les travaux costs of crime malheureusement interrompus depuis une quinzaine d’années. Le moment serait particulièrement favorable avec la parution d’un numéro de mise au point méthodologique deCriminology and Public Policy et plus encore les travaux du groupe européen Mainstreaming Methodology for estimating Costs of Crime. Pareil réinvestissement présenterait en outre l’avantage de couper court aux effets peu satisfaisants de quelques essais aventureux récents.
Il permettrait peut-être aussi de réduire quelque peu le déficit le plus béant des données statistiques sur le crime, l’étonnante rareté des mesures de la délinquance économique et financière. Elle fait cruellement contraste avec l’omniprésence de cette criminalité par les scandales qui nourrissent le débat public et parfois la chronique judiciaire.
Le formidable maelström qui a balayé l’étude quantitative de la délinquance et des problèmes de sécurité durant la deuxième moitié du XXe siècle conduit de plus en plus à poser comme règle de ne plus se satisfaire d’une seule source, mais de chercher à en confronter plusieurs d’origines variées. Contrairement aux apparences, une source unique ne parle pas ou plutôt elle autorise trop d’interprétations. Évidemment, cette façon de procéder oblige à mettre au point des méthodes de transformation des données qui permettent la comparaison de sources diverses. Elle a aussi pour conséquence de destituer les mesures classiques de leur ancien monopole au profit d’une multiplication de données.
Seul le contrôle par les pairs permis par des publications systématiques dans des revues scientifiques de référence permet de faire face à cette complexification. Il est donc souhaitable que la communauté scientifique soit invitée à un plus fort investissement par un accès facile tant aux statistiques administratives qu’aux enquêtes, y compris celles apparemment extérieures au champ. Toute recherche de monopole conduirait seulement à un sous-développement de l’analyse des problèmes de sécurité par rapport aux grands pays voisins.