Alors que le travail de la commission des Lois de l’Assemblée nationale se poursuit autour de la mesure de la délinquance, nous publions une intervention de Fabien Jobard, directeur du CESDIP, sur l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale, organe rattaché à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice . Cette contribution au débat avait été livrée au colloque organisée par Pierre Victor Tournier (CNRS) au Sénat, le 7 février 2012. L’ensemble des contributions, publié en supplément du bulletin d’informations hebdomadaires de Pierre Tournier (ACP), est disponible à notre Centre de Ressources Documentaires. Il rassemblait des contributions de Jan-Pierre Sueur, Alain Bauer, Christophe Soullez, Jean-Jacques Urvoas, Alain Blanc, Hélène Franco, René Padieu et André-Michel Ventre.
Sollicité pour apporter ma contribution – celle d’un chercheur du CNRS, directeur d’une unité mixte dépendant du CNRS, du Ministère de la Justice et de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines -, je m’en tiendrai aux termes du débat organisé par Pierre Victor Tournier : le bilan de l’ONDRP, et les perspectives que laisse entrevoir ce bilan.
Le bilan de l’ONDRP est ambivalent : louable et faible
Louable, car l’ONDRP est parvenu à présenter un regard analytique sur des données, les statistiques des délinquances enregistrées, dont on avait fini par ne plus savoir que faire.
Faible, en ce que, pour l’essentiel, l’ONDRP traite de données sur la fiabilité desquelles il n’a, comme il le constate avec la plus grande honnêteté, aucun contrôle.
Eclaircissons cette position partagée
L’ONDRP a su éclairer le débat public, en permettant une désacralisation de l’index 4001. La chose était entendue depuis des décennies : cet index qui agrège dans le plus grand désordre faits, procédures, victimes, auteurs, activité d’initiative policière et délits rapportés par des tiers, est sur le long terme reflet des évolutions du droit et sur le court terme des aléas politiques. L’ONDRP a su répondre à l’insatisfaction générale soulevée par le chiffre de la délinquance constatée. Il offre une analyse exhaustive de l’index, tout en mettant en avant ses fragilités constitutives. Il traite de données alternatives, comme l’enquête nationale de victimation de l’INSEE. Enfin, il collecte des données dispersées dans tout un ensemble d’institutions (les atteintes déclarées par les sapeurs-pompiers, par les agents de la Poste, etc.), qui sans cet effort seraient condamnées à rester au chevet de leurs producteurs.
Pour autant, le bilan est décevant
La grosse part du travail propre de l’ONDRP est une somme de traitements conduits sur les statistiques administratives relatives à des faits transmis au Parquet par la Police nationale ou la Gendarmerie nationale. Ce traitement confine à l’exhaustivité : tout ce qui peut être tiré de ces données tend désormais à l’être. Mais c’est une exhaustivité gagée sur un fonds pauvre. La connaissance des actes, des personnes ou des lieux est sommaire. Les personnes sont décrites selon le sexe, la majorité (vs. minorité) et la nationalité ; les lieux sont les lieux d’enregistrement. Dans un effort de segmentation des problèmes inhérents à la statistique de police, l’ONDRP a créé le très utile agrégat des « infractions révélées par l’activité des services » (les stups, les outrages, les étrangers clandestins, etc., soit un sixième du volume total enregistré).
Mais la création de ce sous-ensemble ne peut faire oublier que l’institution productrice (le ministère de l’Intérieur) garde la maîtrise, à plus ou moins grande échelle selon les circonstances, les lieux, les infractions, etc., des enregistrements des autres délits. L’ONDRP a insisté, dans son dernier rapport, sur le caractère particulièrement erratique des données relatives à la délinquance économique et financière et aux escroqueries, mais la critique peut être étendue à l’ensemble des données policières, à des degrés variables (et difficilement objectivables sur la seule base de l’analyse des données – on sait que les données « ne sont pas bonnes », mais on ne sait jamais à quel degré). Au passage, on est surpris de voir un organisme déployer une telle attention critique sur ces données, et s’échiner à créer et promouvoir des instruments tels « cartocrime », exclusivement fondés sur ces mêmes données.
L’enquête de victimation ne peut malheureusement compenser les défauts de la statistique administrative. D’une part, les changements introduits dans cette enquête (l’enquête CVS de l’INSEE) au milieu des années 2000 l’ont incité à se couper des enquêtes produites depuis le milieu des années 1990 (l’enquête EPCVM de l’INSEE) voire depuis le milieu des années 1980 (l’enquête CESDIP). Ainsi, après 8 ans d’existence, l’ONDRP n’affiche que 5 années de résultats, et l’on sait qu’une telle période est tout juste suffisante pour formuler des premières interprétations quant à l’évolution des phénomènes. D’autre part, et surtout, cette enquête CVS de l’INSEE dispose d’un échantillon trop maigre à l’échelle nationale, qui interdit toute fragmentation géographique, y compris à l’échelle administrative de la région. Ce défaut rend plus difficile qu’à l’accoutumée toute captation de ces victimations rares mais récurrentes dans le débat public : les violences caractérisées, les violences entre jeunes, les violences avec armes, etc.
En aucun cas, donc, l’enquête nationale de victimation ne saurait se substituer à des données de police qui restent, l’ONDRP en convainc ses lecteurs chaque nouveau rapport annuel venant, par nature insatisfaisantes.
Un effort tout particulier a été ces dernières années fourni par l’ONDRP sur les « données administratives alternatives » que sont, par exemple, les enregistrements de la main courante informatisée. On ne peut que saluer cet investissement (pas moins de 38 pages dans le dernier rapport annuel), mais une exploitation approfondie place l’ONDRP devant une contradiction relative à ses missions, sur laquelle nous reviendrons.
L’ONDRP n’est pas en mesure d’apporter des réponses aux questions soulevées par la société. Quelques exemples.
- L’on souhaiterait savoir si le rapport entre « faits enregistrés » (i.e. état 4001) et « faits consignés dans la MCI » donne à voir des volumes d’infractions ou de contentieux systématiquement sortis du système pénal ? Cela n’est possible que depuis l’informatisation de cet outil, soit « progressivement depuis 2005 ». Toute constitution d’une série de plus longue durée impliquerait un travail de recherche, comme le font les historiens : saisie et codage de volumes de papiers. L’ONDRP, absorbé par sa mission première (traitement de l’enquête CVS et des statistiques de délinquance) ne peut pas produire cet effort. Il faut donc faire appel à la recherche universitaire.
- Dans le même ordre d’idées, l’on souhaiterait connaître l’effet de la réforme de la garde à vue sur l’élucidation ? Cela nécessiterait, là encore, une recherche : la sélection d’unités de police judiciaire et l’examen à la fois statistique et ethnographique des pratiques. Pour l’heure, ce que l’ONDRP est seulement en mesure de faire consiste en l’établissement d’un ratio entre gardés à vue et mis en cause (quinze pages) : ratio fort intéressant, mais qui reste pris dans les limites de la statistique d’approvisionnement.
- L’on souhaiterait répondre à l’inquiétude qui a saisi la société lorsqu’un journaliste de l’AFP a avancé que 200.000 gardes à vue étaient soustraites à la connaissance du public du fait de la non prise en compte des gardes à vue dites « routières » (i.e. pour l’écrasante majorité d’entre elles hors état 4001) ? L’ONDRP ne peut répondre, puisqu’il se borne au traitement des données 4001 et que l’enquête de victimation n’enregistre pas de tels événements, par définition. Tout autre dispositif demanderait un dispositif de recherche, à l’initiative de la communauté des chercheurs ou sur sollicitation, par appel d’offres ou appel à projets, de son organe de tutelle ou plus directement de l’administration.
Et encore la recherche se bornerait dans tous ces cas au recueil échantillonné de statistiques administratives, complété par la connaissance ethnographique indispensable à la contextualisation des informations collectées. Inutile de souligner que tout un ensemble de questions ne peuvent passer que par la création de données nouvelles ; dispositif qui ne peut se concevoir que par le recours à la recherche scientifique. Quelles populations font-elles l’objet de contrôles d’identité ? Quel est le coût du crime ? Le coût de la répression du crime ? Quel est le rapport entre victimation, peur de la victimation, sentiment d’insécurité et préférence électorale ?
Tout cela échappe au mandat de l’ONDRP. Il serait ridicule de lui en tenir rigueur. Mais c’est précisément sur cette ligne de crête que se situent le bilan de l’organisme et la perspective de son avenir.
Compte tenu de l’apport de l’ONDRP au débat public, assurer le traitement secondaire des données de victimation nationale (sans à nouveau changer les questionnaires) et des statistiques de délinquance enregistrée (sans changer là non plus brutalement le dispositif) est une mission utile. Dans ce cadre toutefois, il ne coûterait pas à l’organisme de restaurer les analyses de l’état 4001 sur la longue durée. On ne comprend pas bien quelle logique, si ce n’est d’auto-consécration de sa propre année de naissance, amène comme dans le dernier rapport annuel à faire débuter la plupart des séries en 2005 (quelques unes en 1996, ou en 1999, ou en 2007), alors que cette statistique existe depuis 1972. Comme l’a montré Economie et Statistique n°426 (la revue de l’INSEE), raccorder l’enquête nationale de victimation aux enquêtes précédentes, pour offrir au public une sérialisation sur deux décennies, est possible tout autant. L’ONDRP prive là le public d’un recul dans le temps qui permet un tant soit peu de contrebalancer les défauts inhérents aux sources.
Etendre le mandat de l’organisme à d’autres sources primaires ou d’autres fichiers détails paraît aventureux. Les échanges avec les autres organismes, publics ou privés, ou avec les directions du Ministère de la Justice et des Libertés, qui permettent la publication de divers modules liés aux réponses pénales dans les rapports annuels, offrent matière à la publication d’informations solides dans le dernier rapport, sous le chapitre « réponses pénales ». Il est d’ailleurs relevé par tous les acteurs que la coopération entre l’ONDRP et les directions, y compris le service statistique ministériel du MJL, est satisfaisante. Maintenir constant le périmètre d’activité de l’ONDRP est la seule voie qui permettrait, à terme, la réalisation de l’une des ambitions du rapport Caresche-Pandraud : l’intervention de l’organisme en amont de la collecte, afin de redéfinir progressivement et consensuellement les modes d’enregistrement, en poursuivant un autre objectif que celui de la terre brûlée. On peut aisément imaginer qu’une maîtrise acquise au fil des années de la MCI, mais aussi le dialogue fructueux avec les directions opérationnelles, permettent le déploiement d’une telle boucle de production des statistiques administratives. Si l’ONDRP venait à contribuer à l’amélioration de la statistique administrative brute, n’aura-t-il pas satisfait au-delà de son mandat ?
Mais, on l’aura compris, l’ONDRP ne saurait devenir producteur unique de connaissance, sauf à atrophier dramatiquement le savoir disponible à la société et aux politiques publiques. Dans un cotexte de réduction des dépenses publiques, il est tentant pour le politique de considérer qu’un seul organisme sera moins onéreux, et susceptible de fournir une information plus claire et plus accessible. Nous avons évoqué une demi-douzaine d’exemples qui suggèrent le contraire. L’inquiétude est vive du côté de la recherche publique de voir le politique céder à cette illusoire tentation. La dotation du CESDIP a été réduite d’un tiers à ma prise de fonctions, en raison – nous a-t-on dit – des besoins créés par les institutions nouvelles nées du décret de 2009.
La tentation d’économiser sur le dos de la recherche pour transformer l’ONDRP en monopole est périlleuse, et ce également pour l’ONDRP. Car la crédibilité de cet organisme est fondée sur la vitalité, à ses côtés, d’un secteur public de la recherche, seul apte à construire de nouvelles sources de connaissance (et de données), soulever de nouvelles questions et déployer des protocoles qualitatifs. Monopole, l’ONDRP serait rapidement frappé de discrédit. Qui aujourd’hui mieux qu’un centre de recherche, où travaillent des chercheurs protégés par la liberté académique constitutionnellement garantie, peut défendre la validité de ce que fait l’ONDRP, ou contribuer, par la critique, à l’amélioration de ses procédures ?