par – avril 2010
C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès de notre collègue et ami Jean-Paul Brodeur, professeur à l’Université de Montréal, directeur du Centre International de Criminologie Comparée (CICC), survenu lundi 26 avril 2010.
La sociologie nous enseigne depuis toujours une leçon de modestie : les institutions ne sont jamais que ce qu’en font les acteurs autour d’elles. Le décès de Jean-Paul Brodeur nous rappelle cette loi fondamentale : le CESDIP et le GERN lui doivent en effet beaucoup.
Jean-Paul Brodeur a une histoire ancienne avec la France. C’est à Nanterre qu’il soutint une thèse de philosophie logique, consacrée à Spinoza. Son directeur de thèse, Paul Ricoeur, était alors un philosophe invité de trimestre en trimestre dans les universités de tous les continents du monde et le manuscrit de Jean-Paul, une fois achevé, avait durant un an circulé tout autour du globe à la poursuite de son directeur, avant de le retrouver… sur la terre ferme de Nanterre.
Ces pérégrinations annonçaient malgré lui ce que sera la contribution intellectuelle de Jean-Paul aux sciences sociales : un rayonnement sans frontières ni territoriales, ni disciplinaires, ni intellectuelles.
Peu après sa thèse, Jean-Paul poursuit un cursus de criminologie à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Son travail le porte à s’intéresser aux commissions d’enquête, tradition malheureusement peu développée en France, qui sont appelées en Amérique du nord à faire la lumière sur les dérives ou fautes des institutions publiques, au premier rang desquelles la justice pénale ou la police. Il en tire alors son premier ouvrage, La délinquance de l’ordre. Il est alors appelé à diriger les recherches de la plus retentissante commission de l’histoire du Canada, la Commission Keable, sur l’infiltration des groupes souverainistes par la Gendarmerie royale du Canada. Récemment, il était revenu sur cette expérience, à la croisée du politique et de la recherche, qui a profondément marqué l’orientation de ses recherches futures.
Jean-Paul Brodeur a en effet consacré la plus grande part de ses travaux à la police, plus exactement à la fragmentation des activités policières, éclatées entre haute police et basse police, police politique et police du quotidien. L’article qu’il publie en 1983 dans la revue Social Problems, « High Policing and Low Policing« , signe de manière remarquée son entrée dans le champ international. Il ne cessera de travailler à ce problème central : la police, activité empiriquement éclatée, est-elle redevable d’une théorie unifiée ? Ce projet est resté le sien, inlassable, jusque dans la collection d’articles publiée en 2003 aux Presses de l’Université de Montréal, sur les « visages de la police » (son aspect protéiforme, sa réalité une ?), le numéro de 2005 de la revue Criminologie, consacré à la « police en pièces détachées », ou son ouvrage qui paraîtra en août 2010 aux Presses Universitaires d’Oxford, The Policing Web, dont il venait juste de retourner les épreuves corrigées. C’est que Jean-Paul Brodeur sera resté jusqu’au bout un philosophe des catégories de la pensée et de la connaissance, qui certes se sera résolument éloigné de la philosophie académique pour observer l’existence concrète des polices, de l’État et de la justice, mais qui n’aura eu de cesse d’interroger ses objets criminologiques avec l’intelligence de la critique épistémologique. La force de la criminologie qu’il pratiqua est tout entière dans l’hybridation disciplinaire, et dans le souci de confronter son savoir à la vie réelle des institutions ; soit par la participation à des commissions d’enquête (la Commission canadienne sur la détermination de la peine, puis la Commission d’enquête sur les exactions de l’armée canadienne en Somalie), soit par des enquêtes empiriques, les dernières portant sur l’enquête judiciaire, qu’il avait présentées lors d’un séminaire du CESDIP, en 2002.
Nous devons beaucoup à Jean-Paul. Étudiant au milieu des années 1970 à l’École de Criminologie de Montréal, il se lia avec Renée Zauberman et René Lévy, qui étaient ses condisciples, en même temps qu’avec Philippe Robert, qui y enseignait régulièrement. Nommé professeur de criminologie en 1978, membre du GERN dès l’origine de ce réseau, il a toujours pris part à nos réflexions sur la police ou la justice, avec toute la jovialité, l’ouverture et l’audace intellectuelle que nous lui connaissions. Qu’il nous soit ainsi permis de rappeler l’accueil qu’il fit aux travaux de CESDIP dès le numéro consacré en 1984 à la police par la revueCriminologie (où il caractérise la police par sa « résistance au projet de connaître »), mais aussi au séminaire tenu à Oñati en 1990 (consacré à la création de la loi pénale), l’Interlabo de Montréal-Ottawa qu’il avait co-organisé en 1991 (les codifications pénales), le séminaire IHTP/CESDIP/GERN consacré en mai 1999 à Max Weber, Egon Bittner et la police, sa participation au séminaire du CESDIP au printemps 2002 au cours duquel il présenta ses recherches sur l’enquête judiciaire, l’ouvrage qu’il dirigea avec Fabien Jobard sur la délation, en 2005, sa participation aux jurys de thèse de ce dernier ou de Christian Mouhanna, l’accueil que Benoît Dupont et lui firent à nos travaux lors du colloque de Nicolet au printemps 2005… Jean-Paul aura été pour nous tous, au GERN et au CESDIP, et pour la communauté francophone des chercheurs sur la police et la justice pénale, un passeur de talent vers le meilleur de ce qui s’élabore en Amérique du Nord.
Dans ce travail de passeur, il faut faire une place toute particulière aux liens qui l’unirent à notre collègue alors au Groupe de Sociologie du Travail, Dominique Monjardet, lorsque celui-ci entreprit sa conversion thématique pour, de la sociologie du travail industriel, travailler sur la police. Jean-Paul l’accueillit lors de son premier séjour documentaire à Montréal, en 1979, ils formèrent depuis lors une paire indissociable, engagée tant sur le front du savoir sur la police que sur celui de la réforme des polices. [Le premier numéro que la Revue Française de Sociologie consacra à la police-http://www.persee.fr/web/revues/hom…] (en 1994 seulement) accueillait une contribution de Dominique Monjardet sur les CRS et une contribution de Jean-Paul Brodeur sur « police et coercition », dans laquelle il contestait la définition de la police par la violence physique. L’association des deux chercheurs fut également cruciale dans la conception et les premières années d’existence de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure, qu’avec Jean-Marc Erbès, son premier directeur, ils avaient souhaité au service d’une meilleure intelligence de la police et de sa réforme. L’échec de ce projet n’empêcha Jean-Paul Brodeur et Dominique Monjardet de publier sous forme d’ouvrage, en 2003 à La Documentation Française, les textes fondateurs de la sociologie anglo-saxonne de la police qu’ils avaient fait traduire dans la revue de l’Institut.
Les membres du CESDIP et du GERN, gardent de Jean-Paul le souvenir d’un collègue exigeant, ouvert à toutes les disciplines des sciences sociales, d’une rigueur sans faille. Pour tous ceux qui l’ont connu, il aura été un interlocuteur constant, toujours passionnant, qui nous a permis de porter un regard neuf sur nos objets. Pour beaucoup aussi, il fut un ami fidèle.
À Nicole, son épouse, à ses collègues du CICC et de l’École de criminologie, nous adressons nos pensées amicales et attristées.
Celles et ceux qui ont croisé la route de Jean-Paul pourront transmettre leurs pensées à l’équipe du CICC sous l’adresse suivante :estelle.vendrame@umontreal.ca, ou à Nicole, son épouse.
Jean-Paul Brodeur avait donné une conférence en janvier 2010 à la Schulich Business School in Toronto (2010 Tsai Lecture – Professor Jean-Paul Brodeur « Privacy in a time of no privacy » (Nathanson Centre)).
Cette conférence a donné lieu à un enregistrement vidéo, qui est sans doute le dernier sur lequel on peut entendre Jean-Paul.
Vous le trouverez ci-dessous.
On y entendra son humour imbattable, surtout lorsqu’il s’agissait de lui-même : « This guy has a degree in philosophy, but also a degree in sanskrit, and he will give a talk about policing, what a nightmare !« .