par – mars 2011
Depuis quelques temps circule un chiffre obscur sur le coût de la criminalité en France. L’estimation proposée est de 115 milliards d’€uros, soit 5,6 % du PIB. Elle est issue d’une étude rédigée en avril 2010 pour l’Institut pour la Justice, un groupe de pression qui œuvre pour des lois plus sévères [1].
L’évaluation du coût du crime n’est pas une préoccupation neuve. Très en vogue dans les années 1970, elle avait alors fait l’objet d’une première synthèse [2]. Le SEPC d’abord puis le CESDIP [3] ont conduit une série d’estimations allant des années 1970 à 1996 [4]. Il s’agissait alors principalement de contribuer aux estimations indirectes des délinquances et d’apporter une image complémentaire et différente de l’ampleur du phénomène criminel de celle donnée par des moyens dit directs tels que les statistiques d’auteurs ou d’infractions. Restée en friche en France depuis le milieu des années 1990, cette question est l’objet d’un intérêt retrouvé d’abord avec le travail Philippe Arlaud en 2007 et tout récemment celui de Jacques Bichot au printemps 2010 [5].
Le mode de chiffrage de l’étude de Jacques Bichot a la particularité de ne pas se limiter à la contrevaleur monétaire des délinquances, le coût immédiat, mais d’étendre la notion de coût au préjudice morale et à des coûts aussi diffus que le sentiment d’insécurité. Cette démarche apparaît prometteuse, mais sa mise en œuvre, en l’espèce, pêche par de multiples défauts. Les mettre en lumière permet dans un premier temps de poser quelques règles de méthode dans toute démarche d’objectivation de ce coût du crime. Sur cette base, nous exposerons les perspectives qui nous paraissent les plus prometteuses dans ce champ, en vue de mieux éclairer connaissance scientifique et débats publics, et de remettre ces questions à l’agenda de la recherche publique.
À défaut de reprendre poste par poste les calculs réalisés dans l’étude remise à l’Institut pour la Justice, nous mettrons l’accent sur trois points :
- La question de la sommation et d’un chiffrage total,
- L’utilisation de bases variables et pas toujours cohérentes,
- La prise en compte de préjudices diffus de façon arbitraire.
Le coût du crime ou l’estimation monétaire des criminalités ?
En matière de coût du crime, les montants estimés empruntent le plus souvent à des calculs indirects (études administratives, travaux d’organismes professionnels, estimations d’experts, etc.). Ils sont tributaires de postulats et de quotas rarement calculés par celui qui se livre à l’opération. L’étude publiée au printemps 2010 dépend donc largement de conventions et du parti pris de l’auteur et de ses commanditaires de privilégier certaines formes de délinquances, en l’occurrence celles à victimes directes telles que les violences et les vols. En outre en l’absence d’évaluation précise, les calculs sont souvent faits à la louche, voire au doigt mouillé comme l’auteur le reconnaît à plusieurs reprises.
Les estimations monétaires ne sont qu’une traduction monétaire de l’infraction sous différents postulats. Ces incertitudes inhérentes à ces travaux sur l’estimation monétaire d’un phénomène par définition méconnue, font qu’il est préférable d’avoir recours à des fourchettes pour tenter d’encadrer l’évaluation, que de proposer un chiffre unique.
C’est d’ailleurs assez improprement que l’on parle de « coût du crime » (sans doute par parenté avec le fil initial des travaux états-unien) pour des estimations de nature différentes, tel un préjudice privé (le vol), un manque à gagner pour les finances publiques (les fraudes fiscales ou sociales), une relation entre acheteur et vendeur sur un marché (les stupéfiants) ou une perte de pour la collectivité (les atteintes à la vie humaine). L’addition de phénomènes aussi différents que des homicides, le proxénétisme, l’immigration clandestine, les cambriolages ou la délinquance informatique, etc., n’a pas grand sens autre que de créer artificiellement un groupe « victimes » sans homogénéité réelle. La représentation de la société selon deux groupes sociaux homogènes (celui des profiteurs de la délinquance et celui des victimes) n’a pas de pertinence si l’on prend le phénomène criminel dans sa globalité. Un vendeur de drogue peut être la victime d’un vol de voiture et la victime d’un cambriolage peut commettre des fraudes fiscales ou un abus de bien social, etc. On ne peut donc pas présenter un chiffre qui serait le « coût pour la société des gens honnêtes » (p. 14) ni a contrario pas plus un chiffre qui serait le « profit du crime ».
Enfin, il est étrange d’ajouter à ce chiffre des dépenses privées ou publiques. Dépenser plus pour la sécurité, par exemple en infrastructure de vidéosurveillance ou en recrutement de policiers, augmente mécaniquement le total du coût du crime tel qu’il est proposé dans l’étude. Ce qui paraît contradictoire avec les prétéritions de l’auteur et de ses commanditaires.
Des bases variables, pas toujours cohérentes
Les additions faites dans cette étude sont d’autant plus problématiques que pour ne s’en tenir qu’aux faits de violences et de vols qui préoccupent particulièrement l’auteur, la question des faits constatés, de ceux non-enregistrés et des tentatives ne relève pas toujours d’un traitement identique.
Prenons quelques exemples.
- L’auteur s’en tient aux faits constatés (autrement dit : les statistiques de police) :
pour les agressions sexuelles ; sauf pour les viols qu’il redresse de 50 % sur la base de son interprétation d’enquêtes de victimation, - pour les vols de deux roues ou les dégradations de véhicules ; sauf les vols de véhicules individuels,
- pour les cambriolages des locaux professionnels ; sauf pour les vols sur les chantiers.
Lorsque l’étude tient compte des faits non-enregistrés, elle s’appuie le plus souvent sur les enquêtes de victimation [6] mais le traitement est variable selon les items. Ainsi, l’auteur juge les résultats excessifs pour les viols (peut-être à raison), pour les menaces ou les vols à la tire, mais retient les chiffres pour les vols avec violence. Enfin, il arrive que les faits constatés soient ajoutés aux chiffres de l’enquête victimation qui est alors assimilée non à des faits non-enregistrés mais à des tentatives (par exemple pour les vols autos, les vols à la roulotte, etc.).
Lorsque l’étude s’appuie sur les faits enregistrés par les services de police (ceux de l’état 4001), ils sont affectés forfaitairement de coefficients de redressement assez variables et pas toujours cohérents, même pour des délits assez proches. Ainsi, les faits constatés concernant les délits familiaux de violences sont redressés de 33 %, les atteintes à la dignité sont multipliées par 2, ceux relatifs à des incidents liés au paiement de pensions alimentaires multipliés par 3,5 et enfin ceux relatifs à la garde des mineurs multipliés par 4.
A contrario, Bichot fait preuve d’oubli à propos de certaines formes de violences. Les calculs des coûts de la violence n’intègrent ni la violence routière ni celle liée au travail.
Tous ces quotas dont les décisions et justifications n’ont rien d’évidentes hormis la cohérence avec les a priori de l’auteur et de ses commanditaires pèsent sur le chiffrage.
Au fil des calculs, on a le sentiment que l’auteur compte non ce qui est illégal mais ce que lui et ses commanditaires estiment préjudiciables pour l’économie et la société. L’auteur qui n’a de cesse de fustiger : « la possibilité d’être victime (qui) nous pourrit l’existence » (p. 18), ou « le pourrissement de la vie qu’engendrent ces délits » (p. 27, à propos des menaces), et concernant l’immigration clandestine « des gens qui pourriront la vie des autochtones de différentes manières, à commencer par l’augmentation de la délinquance » (p. 32) fait preuve d’une grande indulgence envers la fraude fiscale ou envers les atteintes à l’environnement. Il ne s’agit plus de compter ce qui est illégal mais seulement ce qui est « préjudiciable ». Après tout, assène-t-il, en matière de finances publiques, lorsque « l’impôt est mauvais (…) les fraudeurs rendent service à leur concitoyen » (p. 66). L’étude évalue ainsi la fraude fiscale à 22,5 milliards d’€uros alors que l’estimation, plutôt prudente, du Conseil des Prélèvements Obligatoires [7], donnerait entre 33 et 44 milliards pour la même période.
Les atteintes à l’environnement sont estimées « au doigt mouillé » selon l’expression de l’auteur à 20 M€. Certes l’exercice est difficile mais si l’on compare ce chiffrage à une autre estimation tout aussi arbitraire, celle proposée par l’auteur concernant le sentiment d’insécurité suite aux incendies de véhicules, 400 M€, le rapport de 1 à 20 entre le premier et le second est difficilement défendable. L’étude indique simplement, à propos de ces atteintes : « il existe des infractions d’utilité publique » (p. 54).
Cette prédilection pour les formes de délinquances à victimes directes conduit à un chiffrage déconcertant de la délinquance informatique, 14 milliards. Montant qui représente les trois-quarts de l’évaluation de l’ensemble des délits économiques et financiers et 15 % du total général. Certes le domaine se prête aux chiffres les plus faramineux (le chiffre de 40 % du CA mondial de la branche est ainsi lancé en l’air à propos de la piraterie de logiciels) mais voyons le calcul. L’estimation de la délinquance informatique dont seraient victimes les ménages est lestée de 4 125 M€ provenant du choix arbitraire de retenir « un coût du spam non infesté ». C’est dix fois plus que les dégâts prêtés aux virus (un coût moyen de 100$/utilisateur, une victime sur cinq utilisateurs). Sans cette opération de prestidigitation, l’estimation du préjudice des ménages ne serait tout au plus que de 700 M€. Non seulement cette charge est surprenante mais elle ne semble concerner que les victimes privés et pas les entreprises pour qui un tel préjudice n’est pas retenu. On ne saisit pas la cohérence de ces choix.
Des préjudices diffus et finalement très arbitraires
On le voit : l’exercice est très dépendant des choix établis au fil de l’étude. L’auteur ne s’en tient cependant pas à ces coûts immédiats (la contrepartie monétaire de la disparition de biens ou le gain retiré de l’infraction), il étend les estimations aux préjudices intangibles et diffus que sont le préjudice moral et le sentiment d’insécurité. Domaine où l’auteur ne maîtrise absolument plus la chaîne qui relie l’évènement initial et ce qui lui est lui imputé. Il n’a alors pas d’autres choix que de procéder à des coups de force forfaitaires dont les bases restent obscures.
Préjudice moral
Sont visés sous ce terme « tous les préjudices qui ne concernent pas des biens stricto sensu » comme ceux liés à la douleur, à des désagréments non directement économique, « par exemple la perte de confiance et le sentiment de vulnérabilité que l’on éprouve après une agression » (p. 15).
Les estimations concernent principalement les faits de violence et les atteintes aux biens. Prenons deux exemples : les violences physiques et sexuelles et les atteintes aux biens.
En ce qui concerne les violences physiques et sexuelles, l’auteur propose de retenir comme base les indemnisations pratiquées par les Cours d’appel, ce qui a le mérite d’une certaine logique. Mais au moment du calcul J ; Bichot doit se livrer à une série de conventions sans bases réelles, utiliser à nouveau la louche et le doigt mouillé. Il est ainsi nécessaire de faire une série de postulats sur le nombre de conjoints, d’enfants mineurs et majeurs, de grands parents, de parents, de frères et sœurs affectés par les décès et le tout augmenté de 50 % pour tenir compte des amis. La valeur de ce préjudice est ensuite réputée la même pour les viols que pour les homicides et ramenée à 10 % de ces derniers pour les tentatives. Enfin, pour les blessures volontaires, c’est un mode de calcul forfaitaire qui est utilisé, le préjudice moral est arbitrairement évalué à 15 % du préjudice monétaire directe.
Au final ce préjudice moral, grossièrement estimé, ajoute 1,7 milliard aux 9,9 milliards du préjudice économique stricto sensu des violences.
Les atteintes contre les biens, les vols, sont également affectés de coûts induits pour les victimes. L’étude propose de rendre compte ainsi de la valeur des démarches, du désagrément, de la perte de tranquillité et du sentiment de vulnérabilité. La difficulté est évidemment dans la valorisation de ce préjudice moral. Il se réduit alors à un forfait arbitraire et variable selon les infractions. Il est estimé à 100 € pour les vols à la roulotte ou les vols simples, à 500 € pour les cambriolages ou les vols violents et atteint 1 000 € pour les vols d’automobiles. Il peut même dépasser la valeur du préjudice monétaire, le préjudice moral relatif aux atteintes à la dignité (2 000 €) est le double du coût monétaire.
Les bases de tous ces forfaits restent obscures.
Sentiment d’insécurité
Ces estimations monétarisent un préjudice encore plus diffus que le préjudice moral de la victime. L’auteur part du postulat que « chaque infraction, en tant qu’elle est constitutive du danger cause un préjudice infinitésimal à chaque habitant » (p. 73) ainsi par exemple « quand ce danger est d’être volé, ou racketté, ou agressé, il concerne toute la population » (p. 73). Sur le même registre d’infractions et de peurs, l’auteur indique que « le coût des viols n’est pas seulement le traumatisme subi par les personnes qui en sont victimes ; il est aussi la peur ressentie par des millions de personnes qui in fine auront vécu sans avoir subi cette abomination, mais qui ex ante savent avec angoisse que cela pourrait leur arriver » (p. 11). On le comprend la chaîne qui relie l’évènement à son coût devient très lâche.
Par similitude avec l’aversion pour le risque qu’utilisent les calculs économiques, l’auteur propose de monétariser la préférence pour la sécurité fort des postulats suivants : « le risque passif auquel sont soumis du fait des voyous les personnes honnêtes et pacifiques (…) comporte un coût qui dépasse nettement l’espérance mathématique de perte » et un peu plus loin dans le même paragraphe, le sentiment d’insécurité « est sensiblement plus douloureux qu’une perte certaine égale à l’espérance mathématique du dommage provenant de la délinquance. (…) Une telle préférence correspond au concept économique d’aversion pour le risque » (p. 18).
Cette approche qui relève d’une logique actuarielle et de calculs en usage dans la théorie micro-économique reste cependant toute théorique. La valorisation du sentiment d’insécurité se traduit finalement par le recours à des forfaits arbitraires nourris des a priori de l’auteur et de ses commanditaires.
Voici quelques exemples de forfaits affectés à chaque victime potentielle d’un évènement traduisant la valorisation du sentiment d’insécurité :
- 1 € par porteur de cartes de crédit ; idem par adulte pour les escroqueries financières,
- 2 € pour les personnes âgés victimes de vols avec entrée par ruse,
- 4 € par adulte pour le sentiment d’insécurité attaché aux vols simples,
- 5 € pour les particuliers internautes victimes de délinquance informatique,
- 10 € par adulte pour les Homicides, montant doublé pour les viols et agressions sexuelles et divisé par 10 pour prises d’otages et menaces,
- 10 € pour les vols liés aux véhicules et les destructions (40 millions de francs concernés),
- 10 € pour les cambriolages et les vols avec violences pour les 50 M de francs,
- 30 € par commerçants (3 millions d’employés) pour la démarque inconnue,
- 100 € pour les vols à main armée (un million de commerçants et employés de banque concernés),
- Enfin, pour les outrages et violences à dépositaires de l’autorité publique « chacun des 60 millions d’habitants soucieux de vivre dans un État de droit subit un préjudice d’un millième d’€uro lorsque se produit un coup de canif dans cette partie du contrat social qu’est le respect dû aux représentant de l’autorité légitime. Cette base modeste conduit à 5,90 € pour chaque Français » (p. 65).
Au final, ces forfaits ont des incidences diverses sur la charge finale. Elle est faible pour certaines infractions comme la démarque inconnue, mais entre pour un tiers dans les coûts des viols ou des cambriolages. La valeur attribué à ce sentiment d’insécurité induit peut devenir disproportionnée par rapport aux coûts immédiats comme dans le cas des outrages envers les policiers (pour ces infractions, le sentiment d’insécurité pèse finalement 5 fois le poids du préjudice monétaire direct).
Au total, la valorisation arbitraire du sentiment d’insécurité ajoute 4,5 milliards, plus de 25 % aux préjudices économiques stricto sensu des violences et des homicides [8].
La valorisation du « sentiment d’insécurité » recouvre d’ailleurs des notions différentes. Il peut s’agir parfois d’une disponibilité à payer pour éviter un évènement, comme pour les homicides, « On peut faire l’hypothèse qu’en moyenne chacun des 50 millions adultes donnerait bien dix euros par an si cela permettait de réduire fortement le nombre des homicides » (p. 24), d’autres fois l’auteur propose une estimation du désagrément d’être une des victimes potentielles (comme pour les vols à main armée), ou encore ailleurs il cherche à traduire monétairement la contribution de l’évènement au sentiment d’insécurité de la population générale comme dans le cas des vols de véhicules ou des cambriolages (valorisé à 10 €/personne). Au long de l’étude, s’opèrent ainsi des glissements de sens sans explication.
En outre, l’addition de deux types de coût , les coûts du sentiment d’insécurité selon la logique ex ante de la disponibilité à payer pour éviter un évènement et les coûts ex post traduisant la monétarisation d’un évènement qui a eu lieu pose un problème méthodologique. Peut-on additionner le coût de ce qui est arrivé (un homicide) et une disponibilité à payer pour l’éviter comme le fait l’étude ?
Des pistes de recherches à explorer
L’examen critique de l’étude parue au printemps dernier ne conduit pas pour autant à éliminer toutes perspectives d’évaluation des coûts des délinquances et de la sécurité. Si l’on se réfère aux récents travaux menés aux États-Unis [9] et en Europe [10], des pistes de recherches paraissent pouvoir être explorées.
La question des démarches ex post et ex ante est abondamment discutée. Elles sont présentées de façon distincte. L’une ex post est dite aussi « bottom up » et l’autre ex ante est dite « top down ». Cette dernière est essentiellement utilisée dans des démarches coûts-bénéfices où il s’agit de faire des choix de dépenses. Ludwig [11] défend l’approche ex ante qu’il estime être celle correspondant à la prise de décision du responsable de la lutte contre la criminalité, pour comparer il faut valoriser le bénéfice de choix alternatifs et selon lui la seule façon de le faire est de mesurer les sommes que seraient prêtes à payer (willing to pay, WTP) les personnes concernées par un changement dans leur risque de victimation. Cette démarche [12] qui suppose des enquêtes lourdes n’a rien à voir avec les forfaits arbitraires qu’utilise Jacques Bichot.
L’autre démarche est plus classiquement celle des coûts du crime qui consiste à valoriser les coûts de ce qui est déjà arrivé. Selon Ludwig, elle est impropre à l’approche coûts-bénéfices, orientation dominante des travaux US, car elle se heurte à l’impossibilité de valoriser sérieusement les coûts intangibles. La façon dont la récente étude française manie les forfaits arbitraires lui donne, de ce point de vue, plutôt raison.
Ce clivage entre démarches « top down » et « bottom up » est reprise par le groupe de recherches organisée dans le cadre du 6e programme européen [13]. Cependant ils jugent la première, celle du WTP, certes sophistiquée mais très difficile à mettre en œuvre empiriquement. Ils se montrent plutôt favorable à la seconde plus frustre, qui propose une estimation poste à poste des coûts des différents types de délinquance. Ils retiennent trois types de coûts : le coût des conséquences directes de l’infraction (principalement pour les victimes), les coûts des dépenses publiques (de répression ou de réponse à la délinquance) et les coûts d’anticipation (de prévention et de protection). C’est dans ce dernier type de coûts qu’ils introduisent un coût du sentiment d’insécurité.
Ce groupe européen indique cependant que ce poste, le sentiment d’insécurité, est particulièrement difficile à estimer. À l’issue d’un état des lieux, ils proposent deux pistes méthodologiques pour évaluer ces coûts. La première ferait appel à des enquêtes sur les préférences exprimées (stated preference surveys) et la seconde à des enquêtes de satisfaction (life satisfaction studies). Ces travaux restent encore sérieusement sous développés. Le groupe en mentionne deux. Le premier, Moore [14], travaille en analyse secondaire de l’European Social Survey. Il cherche à évaluer les niveaux de satisfaction et le surplus monétaire marginal apporté par la sécurité acquise. Les résultats des traitements du Social survey qui ne comporte pas de questions spécifiques sur les craintes sont peu satisfaisants selon le groupe qui appelle au développement d’enquêtes spécifiques ayant pour objet de mesurer les conséquences de la délinquance sur la satisfaction des conditions de vie. Le second travail est celui de Dolan et Peasgood [15]. Ces auteurs travaillent depuis le milieu des années 2000 sur l’estimation des coûts intangibles à partir d’enquêtes sur de possibles changements de comportement, notamment par anticipation d’une éventuelle victimation. Le groupe de chercheurs réunis au sein du programme du MMECC estime cependant que ces enquêtes qui analysent des relations indirectes comportent encore trop de biais méthodologiques. Ils soulignent notamment la question de la spécification du lien entre la crainte exprimée et la peur imputable à la délinquance. Ils appellent au développement de nouvelles enquêtes.
Quoi qu’il en soit, le sentiment d’insécurité s’il devait être pris en compte relèverait en tous cas d’estimations beaucoup plus complexes que les forfaits de l’étude de J. Bichot. Le raisonnement consistant à construire un chiffre unique et total agrégeant des comportements hétéroclites pesant sur agents différents et relevant de la mise en œuvre des ressources diverses est trop simpliste. Il n’y a malheureusement pas de cagnotte fiscale cachée qui moyennant quelques mesures plus sévères diminuant les infractions de moitié permettraient « l’équivalent d’une suppression totale de l’impôt sur le revenu » [16] (p. 71).
RÉFÉRENCES
ARLAUD J.P., 2007, Délinquance et insécurité. Combien ça vous coûte ?, Paris, Publibook.
BICHOT J., 2010, Le coût du crime et de la délinquance, Étude et Analyses (Institut pour la Justice), 8 (dossier complet).
DOLAN P., PEASGOOD T., 2007, Estimating the Economic and Social Costs of the Fear of Crime, British Journal of Criminology, 47, 1, 121-132.
LUDWIG J., 2010, The Cost of Crime, Criminology and Public Policy, 9, 2, 307-313.
MOORE S.C., 2006, The Value of Reducing Fear : an Analysis Using the European Social Survey, Applied Economics, 38, 1, 115-117.
ROBERT Ph., GODEFROY Th., 1977, Le coût du crime ou l’économie poursuivant le crime, Genève-Paris, Masson.